mercredi 19 octobre 2022

Éric-Emmanuel Schmitt parle de Monsieur Ibrahim et les Fleurs du Coran

 

VIA

Copiez dans votre cahier les phrases où M. Schmitt explique la génèse et le processus de création de son récit.
Pour la collection « Classiques & Contemporains », Éric-Emmanuel Schmitt a accepté de répondre aux questions de Josiane Grinfas-Bouchibti, auteur de l’appareil pédagogique de Monsieur Ibrahim et les Fleurs du Coran.

Josiane Grinfas-Bouchibti : Vous avez une formation de philosophe, mais vous aimez aussi raconter des histoires. Quel conteur êtes-vous ?
Éric-Emmanuel Schmitt : J’aime que le personnage surgisse dès la première phrase, qu’il capte mon attention et qu’il s’empare de  moi jusqu’à la dernière ligne. L’histoire que je raconte existe toujours dans mon esprit  plusieurs mois, voire plusieurs années, avant d’être rédigée. Lorsque je prends la plume, je connais presque tous les événements à raconter, je n’ai plus qu’à tendre  mon oreille à l’intérieur de moi, j’essaie d’entendre la juste voix des mes héros. Si Flaubert appelait son bureau son « gueuloir » parce qu’il y testait son texte à voix haute, moi  j’appelle mon bureau mon « écoutoir ». Dans le silence, les personnages me parlent. Ils viennent. Ils sont présents. Dans ce livre,  Momo commence par « À onze ans, j’ai cassé mon cochon et je suis allé voir les putes ». Immédiatement se dessine un garçon décidé, fort,  non conventionnel, pas mièvre, capable du pire et du meilleur tant il est plein de pulsions. Par derrière, s’esquisse aussi le décor, un quartier populaire, un Paris non bourgeois. Après, je n’ai plus qu’à obéir à sa voix, ainsi qu’à celle de monsieur Ibrahim. Comme vous avez pu le voir, je tente de dire le minimum nécessaire, jamais plus. Je ne décris jamais : j’évoque. J’utilise de brefs dialogues. Bref, je déteste les écrivains qui se répandent sur la page comme si elle leur appartenait : en réalité, elle appartient d’abord aux personnages. Si ceux-ci, tel Momo ou monsieur Ibrahim, ne sont pas bavards, il ne faut pas devenir bavard. Écrire, c’est se soumettre à ce qui doit être écrit, consentir à l’essentiel. Ni plus, ni moins. Derrière les histoires que je narre, il y a bien évidemment des soucis philosophiques : développer la tolérance, créer du respect pour les personnages de la vie quotidienne auxquels personne ne prête attention, faire connaître une religion, montrer comment l’on peut aborder avec courage la vie et la mort, etc. Les questions philosophiques, elles se posent dans la vie lorsque l’on a un problème et qu’on cherche à l’élucider ; elles ne sont pas faites pour l’école ou l’université ; elles demeurent nos interrogations intimes. Le roman me paraît donc un bon véhicule pour la réflexion.
J. G.-B. : Comment vous est venue l’idée de transformer la pièce de théâtre en récit ? Qu’est-ce que la forme narrative apporte à cette histoire d’amour ?
É.-E. S. : En fait, la pièce et le récit sont la même chose : un monologue. Momo, à quarante ans, monte sur scène et vient, seul, raconter son enfance. L’acteur jouant Momo adulte va jouer Momo enfant ainsi que monsieur Ibrahim. Momo adulte voyage à l’intérieur de son passé qu’il narre en évoquant tous les personnages. Par la poésie du théâtre, par le travail sur les voix, les intonations, les accents,  par le jeu des lumières, des musiques, des sons, des accessoires, l’acteur va tout évoquer sur scène. Il va danser aussi, comme un derviche tourneur, lorsqu’il décrira le voyage en Orient… Vous savez, même s’il serait beau de voir monsieur Ibrahim « en vrai » comme au cinéma,  il est aussi beau de voir monsieur Ibrahim seulement dans le souvenir de Momo, représenté avec tendresse et nostalgie par ce Momo qui l’a tellement aimé. Le moment de la mort devient même davantage émouvant.
J. G.-B. : Qu’est-ce qui vous a amené à choisir un jeune Juif et un vieux Musulman comme personnages de cette belle rencontre ?
É.-E. S. : Je voulais aller contre les idées reçues. Aujourd’hui, à cause du conflit israelo-palestinien, à cause des tensions internationales, on ne parle plus des juifs et des musulmans que comme des ennemis. Or, juifs et musulmans vivent ensemble et s’entendent très bien depuis des siècles ! Dans les pays du Maghreb, juifs et musulmans non seulement cohabitent mais se sentent plus proches entre eux que d’un cousin européen. En Occident, dans certains quartiers des grandes villes, comme ces rues parisiennes que j’évoque dans le texte où j’ai moi-même vécu, il y a aussi un vrai voisinage harmonieux, enrichissant, une solidarité qui s’exprime au-delà des différences. C’est pour cela que Momo est juif et monsieur Ibrahim musulman : chacun va apporter le bonheur à l’autre. Ils vont se changer la vie, ils vont se rendre heureux. Monsieur Ibrahim ne veut pas convertir Momo à la religion musulmane, il lui montre simplement comment lui vit avec elle. Momo ne deviendra sans doute pas musulman, même s’il lit le Coran et se met à prier comme un soufi. Par contre, il deviendra à son tour « l’arabe » de la rue Bleue.
J. G.-B. : Qu’est-ce qui vous touche dans le personnage de Momo ?
É.-E. S. : Sa force ! Rien ne l’abat. Alors qu’il vit une enfance terrible, qu’il manque d’une mère, qu’il subit un père dépressif, qu’il fait le ménage, le repas et les courses en plus de son travail scolaire, il ne baisse pas les bras. Il veut grandir, connaître les femmes, avoir une fiancée. Certes, il ne sait pas sourire et il pourrait investir sa rage de vivre dans des actes malhonnêtes (il vole déjà), devenir délinquant : fort heureusement, il rencontre monsieur Ibrahim et tout change. Le vieux sage, enfin, lui prête de l’attention, lui porte de l’amour et, avec humour, dénoue bien des nœuds qui l’étouffent. C’est une rencontre providentielle. Providentielle pour Momo comme pour monsieur Ibrahim, car je crois que l’adolescent apporte autant à l’épicier que celui-ci lui donne.
J. G.-B. : Comment avez-vous découvert les textes de Rumi et le soufisme ? Qu’est-ce qui vous séduit dans cette façon de penser l’homme et Dieu ?
É.-E. S. : Un ami m’a offert les poèmes de Rumi que j’ai trouvés magnifiques. Puis, toujours dans les livres, j’ai découvert le personnage de Nasreddine le Fou, personnage célébrissime dans la tradition orale arabo-musulmane, roublard, naïf, malicieux, dont les innombrables aventures sont des pieds de nés à la sagesse des sots, ce sage soufi si drôle et si déconcertant, presque un personnage de bande dessinée ou de dessin animé, qui joue tellement les étonnés que beaucoup le prennent pour un imbécile. Je trouvai que c’était merveilleux d’être intelligent sans en avoir l’air, d’apporter de la sagesse aux autres sans jamais donner l’impression de leur faire la leçon. Enfin, un jour, Bruno Abraham-Kremer, l’acteur à qui j’ai dédié le texte, est revenu bouleversé d’un voyage en Turquie. Il avait dansé dans les monastères, parlé avec des moines soufis. « Pourquoi ne pas parler des derviches tourneurs et de cette belle mystique musulmane ? » m’a-t-il proposé. Nous nous sommes dit, effectivement, que nos contemporains s’y intéressaient très peu.  Quelques temps après, j’écrivais le texte que Bruno Abraham-Kremer a créé au Festival d’Avignon. Depuis, il a fait le tour de monde avec ce spectacle. Et le texte lui-même a été traduit, avec succès, dans une trentaine de langues.
J. G.-B. : Qu’avez-vous pensée de l’adaptation cinématographique de François Dupeyron ? Et des acteurs ?
É.-E. S. : J’avais très peur que le film trahisse mon livre. J’ai d’abord refusé plusieurs propositions.  Puis, même si j’avais accepté la proposition de François Dupeyron parce que j’avais adoré son précédent long métrage La Chambre des Officiers, j’ai craint une erreur jusqu’à ce que je voie le film achever sur grand écran. J’aime le film. J’adore ses acteurs. Je trouve que la musique dynamique vient habilement remplacer l’humour présent dans le livre mais difficile à rendre en images. Cela m’a réconcilié avec le cinéma et, dans le même temps, lorsque je me rendais sur le tournage, je me disais : « C’est incroyable : pour évoquer la rue de Paradis et ses filles, il me suffit d’une phrase ; au cinéma, il faut bloquer plusieurs artères, engager et costumer des dizaines de figurants, louer des voitures d’époque, dépenser des millions en quelques jours pour quelques secondes à l’écran ! » Tout en admirant le travail cinématographique, j’en ai conclu que j’avais bien de la chance de créer ou de recréer le monde  pour des centaines de milliers de lecteurs avec seulement un stylo et une feuille de papier. Je me sens très libre, depuis….
J. G.-B. : Le casting de cette adaptation est prestigieux : le réalisateur vous a-t-il demandé votre avis ?
É.-E.  S. : Non. Le cinéma ne fonctionne pas comme le théâtre où je dois donner mon accord pour les acteurs (c’est souvent moi qui les choisis, d’ailleurs). Mais franchement, je ne serais jamais arrivé à trouver mieux qu’Omar Sharif et Pierre Boulanger. Mes personnages ont désormais leurs figures, même pour moi. Avec sa légèreté, son humanité, sa tendresse, Omar Sharif a trouvé là un de ses plus beaux rôles : il a d’ailleurs remporté le César du meilleur comédien et reçut un accueil magnifique dans tous les pays…
J. G.-B. : Que pensez-vous de l’idée qui consisterait à étudier en classe parallèlement votre roman et son adaptation cinématographique ?
É.-E. S. : Très bonne idée. C’est un excellent moyen de se connaître soi-même en comparant les deux arts majeurs de la narration : la narration romanesque et la narration cinématographique. Le roman tel que je le pratique fait énormément appel à l’imagination du lecteur. Le cinéma, lui, impose ses images à l’imagination. Le but de la comparaison ne serait pas décider qui est le meilleur, film ou livre, mais de découvrir si l’on est d’abord un lecteur ou d’abord un spectateur…

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